En novembre 2021, la publication d’un mot dans la version en ligne du dictionnaire Le Petit Robert génère un débat virulent dans la société française. Il s’agit du pronom iel, qui répond au besoin de certaines personnes d’être désignées par une appellation non marquée en termes de genre. L’inclusion du mot dans le dictionnaire a vite été considérée comme une prise de position politique du Robert, ce qui a conduit cette innovation linguistique à devenir une question d’importance nationale. Arnaud Hoedt, linguiste de formation et connu, entre autres, par le podcast Tu parles ! sur France Inter et par son spectacle-conférence La faute de l’orthographe, qu’il a réalisés avec son collègue Jérôme Piron, s’est également penché sur la question dans un article pour Libération, intitulé ‘Highway to iel’. Le 13 décembre, j’ai lui ai posé quelques questions sur le thème qui a défrayé la chronique française.
Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer le sens de ce pronom?
Iel est un pronom qui a été développé dans les milieux où les personnes non-binaires voulaient posséderun pronom afin de pouvoir affirmer leur présence dans la langue et dans la grammaire. Ces personnes voulaient être désignées par autre chose que ‘il’ ou ‘elle’, qui, évidemment, assignent un genre à la personne. Elles se sont notamment inspirées de phénomènes qui existaient déjà aux États-Unis, avec un pronom qui reprenait les deux genres, ou qui ne marque pas de genre [they, red.].
Comment ce pronom a-t-il fait son apparition dans le Petit Robert ?
Le Robert a découvert qu’on utilisait de plus en plus, notamment sur les réseaux et en ligne – moins dans les textes imprimés – le pronom iel pour désigner des personnes non-binaires et le dictionnaire a fait son travail, c’est-à-dire qu’il a attesté de l’existence de ce pronom sans nécessairement prendre une position politique à ce sujet. Pourtant, cette idée a été avancée par des journaux et des médias, essentiellement de droite, pour relancer à nouveau un débat sur la langue française comme ‘vecteur d’identité nationale’- débat qui est omniprésent aujourd’hui dans les médias français. Donc le pronom iel est à la fois une tout petite chose, et en même temps un élément linguistique important pour les personnes qui ont besoin d’être représentées différemment dans la langue. Cependant, ce phénomène a été médiatiquement survalorisé, de sorte qu’aujourd’hui tout le monde connaît ce pronom, alors que personne ne le connaissait il y a quelques semaines à peine.
En tant que locuteur natif, vous n’avez pas forcément entendu parler de ce pronom avant son apparition dans le Petit Robert ?
Il se trouve que j’en avais entendu parler, parce que je suis linguiste et passionné par les questions de langue. Je l’avais vu aussi sur des forums concernant des questions féministes. Mais il est vrai que la plupart des gens qui ne s’intéressent pas aux questions de langue n’avaient probablement jamais entendu parler de ce pronom. Personnellement, je ne l’utilise pas, c’est-à-dire que je n’ai jamais été confronté à des personnes non-binaires, ou en tout cas pas des personnes qui revendiquaient le besoin que je le fasse. Si cela avait été le cas, je l’aurais fait sans aucune hésitation, puisque je n’ai pas de problème avec ce pronom en particulier ; en réalité, j’ai plutôt par rapport à ces questions de langue une position de liberté, même un peu libertaire. Si quelqu’un veut être appelé avec une désignation spécifique, je ne vois pas pourquoi moi je m’en empêcherais. Cela ne pose pas de problème particulier. Cela étant, l’on peut parler des problèmes grammaticaux que le phénomène peut poser ; je ne suis pas pour qu’on oblige les enfants à l’apprendre à l’école ou qu’on en impose l’usage dans les textes officiels administratifs, mais si quelqu’un veut qu’on le désigne de cette façon , je n’y vois pas de problème.
Pensez-vous que le fait que le Robert jouisse d’une autorité dans le monde francophone pourrait conduire à l’apparition du pronom dans des manuels scolaires ou des textes officiels?
En tous les cas, ce n’est pas le dictionnaire qui décide de la langue ou de l’orthographe : personne ne décide de la langue. Et tant mieux, parce que la langue doit appartenir à ceux qui la parlent et doit être au service de ses usagers. C’est l’usage- c’est-à-dire le fait que les usagers utilisent ou pas une forme- qui décide de ce qu’est la langue et qui fait apparaître certaines formes dans les dictionnaires, et dans les documents officiels. Pour iel, une telle institutionnalisation dans le futur n’est pas certaine, dans la mesure où son usage concerne aujourd’hui encore un nombre limité de personnes, et dépend aussi de l’évolution de la société. Un dictionnaire ne fait que décrire la langue, et pas la prescrire, même si le dictionnaire de l’Académie Française prétend prescrire ‘le français’. Avec Jérôme [Piron, red.], j’ai écrit un livre qui s’appelle Le français n’existe pas, dans lequel nous posons qu’il n’y a pas ‘une’ langue ou ‘un’ français qui seraient officiels. Ni le Robert, ni le dictionnaire de l’Académie Française ne peuvent attester de ce qu’est ‘la’ langue : les textes administratifs et ce qu’on enseigne à l’école sont le fruit de décisions politiques, qui sont souvent prises par le Ministère de l’Éducation en France ou par la Fédération Wallonie-Bruxelles en Belgique, par l’entremise de son cabinet de l’éducation. Pour l’administration, ces décisions sont prises par le Ministère de la Culture. En Belgique, le Conseil des Langues et des Politiques Linguistiques des Langues Endogènes de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont je fais moi-même partie, donne des avis à la Ministre de la Culture qui, elle, va décider avec son cabinet quelles mesures et quels décrets elle va faire passer. Par exemple, pour l’instant nous sommes en train de préparer avec ce Conseil un rapport sur la féminisation des noms de fonctions et de métiers et sur le discours grammatical sur l’inclusion, où le pronom iel occupe également une place : il s’agit de décrire la place qu’il occupe aujourd’hui dans la société, c’est-à-dire celle d’un néologisme qui n’est pas dangereux, qui peut être utilisé, mais dont le Conseil n’impose évidemment pas l’usage dans l’enseignement ou l’administration.
Tout-à-l ’heure, vous avez fait allusion aux problèmes grammaticaux que le nouveau pronom pourrait causer. Quel est votre avis sur la faisabilité de créer une langue française neutre en termes de genre?
C’est vraiment très (avec une expression amusée, il répète ce mot une dizaine de fois) compliqué. J’assiste régulièrement à des débats entre linguistes de très haut niveau, et même eux ne s’entendent pas sur les potentialités, et les viabilités de certaines formes et de certaines pratiques d’inclusion. Par exemple, tout le monde est d’accord pour dire que la langue doit visibiliser d’avantage les femmes, puisqu’elles sont déjà plus visibles dans la société- même s’il reste encore du travail à faire. L’idée est de pouvoir avoir une langue qui est une image de la société, mais en même temps, tout le monde s’engueule sur les manières d’y arriver… Pour résumer ce débat, on peut diviser ses participants grosso modo en deux catégories. Dans le premier camp, on trouve les sociolinguistes et les psycholinguistes, qui montrent à quel point, même quand un pronom est réputé inclure le masculin et le féminin, il a tendance à provoquer des représentations masculines dans la tête des enfants qui le pratiquent. Ainsi, dans son livre Le cerveau pense-t-il au masculin ?, Paul Gygax explique qu’en entendant par exemple la phrase ‘Au dix-neuvième siècle, les ouvriers se sont révoltés’, on a tendance à ne voir que des hommes, alors qu’il y avait des femmes aussi et que ‘les ouvriers’, tout comme ‘iel’, n’assigne pas de genre à l’entité auquel il fait référence. Par conséquent, pour les psycholinguistes et les sociolinguistes, les tentatives d’inclusion comme iel sont condamnées à échouer, ou au moins à provoquer des représentations incorrectes chez les interlocuteurs.
Et le camp opposé, ce sont sans doute les grammairiens ?
En effet. Les grammairiens visent à maintenir le système cohérent, efficace, qui existe depuis très longtemps en français, et qui peut être utilisé sans qu’on soit obligé de tout doubler dans chaque phrase, avec un pronom comme iel ou avec une double flexion comme dans la phrase ‘les enfants sont couchés, ils et elles dorment’. Leur solution à la question est le plaidoyer pour l’usage d’une forme « non-marquée », c’est-à-dire la forme étymologique des mots français, sur lequel sont formés les formes féminines et masculines du français actuel. Cette forme non-marquée est donc l’étymon (latin, ou d’autre origine), qui coïncide le plupart du temps avec la forme masculine française, et qui a par conséquent toujours été appelée « masculine », tandis qu’elle n’indique pas de genre grammatical. Ces grammairiens plaident donc pour qu’on appelle cette forme une forme « non-marquée », de sorte qu’elle puisse servir comme forme inclusive.
En définitive, quelle conclusion tirez-vous de ce débat sur l’inclusivité de la langue française ?
Ces débats sont très compliqués, mais ce qui est sûr, c’est que c’est un débat qui fracture la communauté scientifique des linguistes aujourd’hui et qui a des répercussion sur la société. Les sociolinguistes montrent que l’usage de la langue est avant tout social, puisque pratiquer une langue est une activité socialement marquée et hyper-politisée. Dès qu’on parle, on fait de la politique, d’une certaine manière. C’est ce que je disais dans l’article que j’ai publié dans Libération : il est très bizarre de dire que le iel ne serait pas politique, puisque tout est politique dans la langue. Si j’utilise un mot, ou si je ne l’utilise pas, c’est une démarche politique. Selon moi, ce qu’il faudrait pour rendre la langue française plus inclusive serait d’apaiser le débats, d’interroger les spécialistes de différents domaines, d’écouter les arguments de chacun et de laisser l’usage, c’est-à-dire les pratiques des locuteurs, décider in fine.